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Culture populaire | Faut-il transformer le cinéma en produit de luxe ?


Pour la sortie du film _Oppenheimer_ de Christopher Nolan, le Grand Rex, cinéma parisien des Grands Boulevards conçu au début du 20e siècle, sort le grand jeu avec des projections en 70mm. Compte X (ex Txitter) du cinéma le Grand Rex., FAL

Aller au cinéma est une activité culturelle éminemment populaire en France. Pour qu’elle le reste, encore faut-il que ce marché réinvente le plaisir de la « sortie au cinéma ». Ce ne serait pas le moindre des paradoxes que l’avenir de ce loisir populaire passe aussi par sa transformation, pour partie, en produit de luxe.

Le cinéma en salle : une résilience toujours menacée

Le cinéma en salles est « cet éternel résilient », rescapé de la crise du Covid, dont la diversité de l’offre a peu à peu convaincu tous les publics de retrouver le chemin des multiplexes comme des cinémas de proximité.

Porté par le désormais fameux phénomène « Barbenheimer » (soit la sortie simultanée des blockbusters Barbie et Oppenheimer), l’été 2023, avec 34,29 millions d’entrées cumulées en juillet et août, affiche des records de fréquentation (+41 % par rapport à l’été 2022, +6 % par rapport aux moyennes estivales des années fastes 2017-2019).

Les toutes dernières statistiques publiées par le Centre national du cinéma et de l’Image animée confirment le redressement de la fréquentation amorcée l’an passé. En année glissante (septembre 2022 à août 2023), les salles cumulent 179,6 millions d’entrées : l’écart n’est désormais plus que de 13,6 % par rapport aux 207,75 millions enregistrés en moyenne durant les années 2017-2019.

Mais comme toujours, ces moyennes masquent les mêmes et profondes disparités structurelles d’avant la crise : domination des « majors » et de quelques blockbusters, atomisation continue des publics, concurrence des plates-formes de streaming. La fidélisation du public dit occasionnel, toutes tranches d’âge et de composition sociologique confondues, mais surtout le renouvellement et la conquête de nouveaux publics restent des enjeux majeurs pour la pérennisation du cinéma en salles. Dans cette perspective, trois actualités récentes, trois « cas » particulièrement médiatisés, esquissent une stratégie autour de « l’évènementialisation » de la sortie au cinéma.

Le multiplexe « full premium » – le cas Pathé

Le concept de salle « premium », offrant confort et prestations haut de gamme, le plus souvent combinées à des technologies de pointe (Imax, Dolby Vision, 4DX), n’est en soi pas nouveau et équipe déjà une centaine de multiplexes, soit un peu moins de 5 % du parc de salles en France. En revanche, et à rebours des résultats de l’étude publiée par le CNC en mai 2022 (qui soulignait la sensibilité des spectateurs, toutes catégories confondues, au prix du billet de cinéma perçu comme trop élevé), le groupe de Jérôme Seydoux innove en ouvrant, en décembre 2022, sous l’enseigne Pathé Parnasse, son premier multiplexe de 12 salles et 800 fauteuils « full premium ». La capacité de l’ancien cinéma Gaumont est ainsi réduite de 62 %, et le tarif normal de la place passe à 18,5 €.




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Avec l’ouverture en 2024 de son futur Pathé Capucines sur le même concept, Pathé amorce une stratégie à priori audacieuse visant à faire du cinéma un produit de luxe. Cette stratégie n’est ni purement parisienne (un multiplexe « full premium » est annoncé à Lille), ni spécifique à Pathé : le propriétaire du Grand Rex a déclaré au printemps dernier vouloir lui aussi aller vers un cinéma de luxe et transformer l’emblématique cinéma des Grands Boulevards en « Movie Palace ».

La projection « de prestige » – le cas Oppenheimer

La sortie de Oppenheimer le 19 juillet en France et dans le monde a fait l’objet d’une médiatisation, inédite à cette échelle, des technologies utilisées pour le tournage, mais aussi la projection du film en salles. Ce ne sont en effet pas moins de cinq techniques de projection possibles du film qui ont été détaillées, comparées et débattues jusque dans la presse grand public, celle-ci classant les salles dans lesquelles voir le film par ordre de préférence, en privilégiant les deux formats promus par le réalisateur Christopher Nolan : l’Imax au format presque carré 1,43 :1, et la projection argentique en 70mm).

La stratégie marketing globale du film s’est saisie de la rareté de ces deux technologies de projection pour en promouvoir le caractère prestigieux et « évènementialiser » les quelques salles équipées. En France, le Grand Rex en a fait un spectacle en soi, où des visites de la cabine de projection 70mm ont été proposées aux spectateurs les plus curieux.

Sans être un phénomène nouveau, le marketing autour du film de Nolan se démarque par la combinaison savamment élaborée entre performance de la technologie, grandeur de l’écran et du spectacle, notoriété du film aussi bien que de son réalisateur, et rareté des conditions de projection optimales voulues par ce même réalisateur.

Son exceptionnel record au box-office mondial et la part de marché des salles Imax (22 % des recettes mondiales pour seulement 740 salles) pourraient inciter les studios à poursuivre voire développer cette stratégie, malgré son coût élevé. Par ailleurs, le succès des projections en 70mm (55 000 spectateurs au Grand Rex en trois semaines) pourrait de même inciter certains circuits ou exploitants indépendants à persévérer dans l’évènementialisation de la projection argentique.

Dans tous les cas, l’objectif est identique : restituer à la projection cinématographique le caractère singulier et une certaine forme d’aura que le déversement continu d’images numériques sur toutes formes d’écran lui a fait perdre aux yeux d’une grande partie du public. En creux se dessine l’enjeu de redonner à la séance de cinéma son prestige d’antan (quand le cinéma se projetait dans de véritables palaces), et d’y attirer de nouveaux publics.

Le « lieu cinéma » – le cas du Grand Rex

En décembre 2022, l’inauguration de la façade rénovée du Grand Rex (toujours lui !) fait l’objet d’une médiatisation tout à fait inédite. Restitué dans ses couleurs et son style Art déco d’origine, flanqué de son enseigne lumineuse rotative surplombant les Grands Boulevards, le cinéma s’affiche comme un lieu emblématique de la cité. Il remet en lumière l’importance de la salle de cinéma qui invite au plaisir du spectacle : selon le mot de l’architecte américain Simeon Charles Lee, créateur des grands palaces de l’âge d’or hollywoodien, « the show starts on the sidewalk » !

Le West Side Theatre, en Californie, conçu par l’architecte Simeon Chrales Lee en 1940.
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Après des décennies de découpage des grands cinémas en complexes multisalles puis d’uniformisation des salles de cinéma en multiplexes souvent confortables, mais anonymes, l’architecte français Pierre Chican ne dit aujourd’hui rien d’autre : c’est la salle de cinéma elle-même qu’il faut événementialiser.

Mais cette promesse d’un moment unique vécu dans une salle de cinéma ultra confortable et doté de technologies haut de gamme peut-elle séduire sur le long terme ? Certains spectateurs, à la sortie d’une séance en salle « premium », ne déclarent : « on a un peu l’impression d’être à la maison »… et ne semblent pas impressionnés par le côté luxueux de la proposition.

Dans le même temps, la plupart des nouvelles technologies d’image et de son de la salle de cinéma (4K, Dolby Atmos) se retrouvent désormais dans les « home cinéma » domestiques, dont les tailles d’écran ne cessent de grandir et pourront bientôt couvrir le mur entier d’un salon. Si donc l’attractivité de l’offre de films et du « grand spectacle » non reconstituable dans l’environnement domestique, restent une condition nécessaire, la banalisation du confort et l’obsolescence technologique aidant, elle ne sera pas durablement suffisante pour conquérir et fidéliser de nouveaux publics. Les trois cas précédemment évoqués ont tous en commun de « resacraliser » la séance de cinéma, en l’associant au lieu qui lui confère luxe et prestige.

La réinvention du « théâtre cinématographique » – Le cas Ōma

C’est dans cette perspective qu’un projet architectural en cours tente d’imaginer la salle de cinéma de demain. Baptisé Ōma, ce projet innove par la conception verticale du lieu. Tous les spectateurs sont répartis dans des loges suspendues sur toute la hauteur de la salle, leur donnant la même vision rapprochée par rapport à l’écran, alors que dans une salle classique la vision dépend du placement de chacun selon l’implantation horizontale des rangées de fauteuils, de leur éloignement et de leur décalage latéral par rapport à l’écran.

La salle de luxe du futur ?
Profession audiovisuel, FAL

Le projet, qui permet aussi le maintien d’un parterre de fauteuils « traditionnel » si l’exploitant le souhaite, se veut suffisamment flexible pour s’adapter à tous volumes et capacités des salles, déjà existantes ou conçues spécifiquement selon cette architecture. En réinventant la loge de théâtre au cinéma (de nombreux commentateurs y ont aussi reconnu le sénat galactique, décor iconique de la saga Star Wars), la salle Ōma annonce le retour au « théâtre cinématographique » des origines, un lieu à forte identité culturelle et sociale.

Destiné à priori au grand spectacle, le projet convient aussi à des salles plus intimistes, et on peut imaginer que de futurs cinémas d’art et essai Ōma offrent aux cinéphiles une expérience d’immersion inédite dans un film d’auteur ou de patrimoine… L’ouverture, fin 2023, de la première salle Ōma, de 160 places, à Mougins, dans les Alpes maritimes, permettra d’évaluer le modèle économique des futurs cinémas de luxe, sachant toutefois que leur capacité réduite n’est pas en soi discriminante, le taux d’occupation des fauteuils de cinéma ne dépassant pas 15 % en moyenne en France, selon une étude réalisée par le CNC.

Il peut paraître paradoxal de conclure, à partir des cas cités précédemment, que la réinvention d’un loisir populaire passe par sa transformation en produit de consommation de luxe. Ce n’est de toute évidence qu’une réponse partielle à la problématique de renouvellement et de conquête de nouveaux publics. Elle concerne prioritairement les spectateurs potentiels ou occasionnels actuellement détournés de la sortie au cinéma soit par manque d’intérêt et de « pratique », soit du fait de la concurrence d’autres consommations culturelles plus valorisantes.

En redonnant à la sortie au cinéma un statut différenciant, à la fois culturellement et socialement, les promoteurs du cinéma de luxe ne visent rien d’autre que de lui faire atteindre de nouvelles « cibles ». On peut plaider que cette stratégie marketing renvoie à la mission dont bon nombre d’exploitants, métier de passion s’il en est, se sentent investis, à savoir, comme le souligne Laurent Creton, « offrir une expérience qualitative de sortie », fondée sur « les films, l’accueil, l’animation, mais aussi la beauté du lieu »).

Tout le cinéma ne deviendra pas un produit de luxe, tous les publics (nouveaux, occasionnels, réguliers ou assidus) continueront d’aller dans « leurs » cinémas, en diversifiant leurs expériences en fonction de leurs attentes et des offres du moment. Le public s’élargit, se renouvelle et perdure dans toute sa diversité, le cas Ōma synthétise ce que sera l’expérience cinéma de demain : concilier l’immersion collective dans le spectacle et l’intimité du partage des émotions.

The Conversation

Laurent Aléonard does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.





Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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