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C’est peu dire que le cinéma de Quentin Dupieux, réalisateur singulier mais aussi compositeur de musique électronique, constitue une expérience à part. Ses films, étranges par leur forme autant que par leurs sujets, sont imprégnés d’un humour noir qui oscille entre l’absurde et le surréalisme. Mais qu’est-ce que son cinéma atypique peut nous apprendre sur la fragilité des institutions, la fonction de l’art dans les conflits sociaux, ou encore la dynamique du mépris dans les sociétés contemporaines ? C’est dans le but d’explorer ces questions, et avec une approche volontairement éclectique, empruntant autant à la psychologie sociale qu’à la philosophie ou la littérature, que j’analyserai le film de Quentin Dupieux sorti récemment, Yannick.
Ainsi débute l’intrigue : Yannick, gardien de nuit sur un parking, est venu assister à une représentation de théâtre, plus exactement un vaudeville, afin de s’évader d’un quotidien morose. Or, visiblement, la représentation du soir à laquelle assiste Yannick paraît fort poussive, c’est le moins qu’on puisse dire ; les comédiens se montrant peu soucieux de la qualité de ce qu’ils sont en train d’interpréter. Une soirée gâchée. Au fond, tout pourrait s’arrêter là.
Mais par son initiative, Yannick fait entendre une parole dissonante et qui détraque les règles du jeu du théâtral, interpellant de vive voix les comédiens, sidérés et rendus incrédules par tant d’audace et d’inconscience. Yannick se défend : cette pièce n’était-elle pas censée lui remonter le moral ? N’était-il pas venu ici pour passer un bon moment ? Qui lui remboursera sa journée de congé et ses deux heures de transport ?
Cette prise de parole naïve coïncide avec une première rupture qui traduit la profondeur de l’incompréhension mutuelle entre la troupe de comédiens et Yannick. Ce dernier rappelle la dureté de ses conditions de vie et de travail, cependant que de leur côté, les comédiens se contentent de rappeler Yannick à l’ordre, c’est-à-dire, d’une part de lui remettre en mémoire les « règles du jeu » – un spectateur n’intervient pas dans une pièce en cours –, et d’autre part d’insister sur le fait que « l’art » n’a rien à voir avec les déboires personnels ou les attentes de divertissement de chacun. Premier moment de tension qui suscite un certain malaise et une crispation.
La spirale du mépris
De nombreuses interprétations sont bien sûr possibles, dont celle, que je trouve particulièrement intéressante, issue d’une critique du Monde, par Mathieu Macheret :
« Par son déraillement, Yannick laisse entrevoir des facettes troubles, une étrange férocité, un penchant obsessionnel. Ce qui fait retour avec lui dans l’espace codifié du théâtre, c’est une certaine violence sociale refoulée par les us culturels. »
Mon interprétation s’accorde avec cette idée, mais tend plutôt à lire le film comme une fable cruelle sur l’expérience du mépris en général, qui met en lumière les refoulés non seulement culturels mais surtout sociaux de nos façons de vivre et communiquer.
Par sa forme même, le film figure de façon schématique mais très juste la dynamique décrite par le philosophe allemand Axel Honneth lorsqu’il parle d’une « lutte pour la reconnaissance » en jeu dans la société. Résumée succinctement, l’idée consiste à dire que les expériences de mépris subies par les individus et groupes sociaux doivent mener les institutions en place à interroger en retour les normes qui régulent la vie en commun, cela afin de mener à une compréhension mutuelle élargie.
Ces luttes, qui n’ont pas à être violentes, se déroulent la plupart du temps au sein de l’espace public afin d’acquérir la reconnaissance institutionnelle qui avait été initialement refusée. Si elle peut paraître abstraite, cette théorie permet néanmoins de comprendre la mobilisation de nombreux mouvements sociaux, en particulier, comme l’indique le sociologue français Pierre Rosanvallon, celle exceptionnelle des « gilets jaunes » qui a profondément marqué le paysage politique et social français :
« Si la caractérisation des “gilets jaunes” en termes de catégories socio-professionnelles reste ainsi problématique, il y a un autre type de lien qui les a indubitablement réunis : celui d’avoir eu le sentiment d’être méprisés. »
Autrement dit, l’expérience du mépris suscite un affect violent, qui peut s’étendre à tout un groupe social, et entraîner une situation hors de contrôle et de crise violente – soit ce que vient illustrer la dynamique du film de Dupieux.
Du mépris à la situation de crise violente
En un sens, la scène aurait pu s’interrompre après l’exclusion de Yannick, par les comédiens. Mais c’est que, non contents d’être parvenus à exclure le spectateur récalcitrant de l’espace de la scène suite à sa prise de parole, un peu comme certains groupes sociaux dérangeants se voient refuser l’accès à toute parole et visibilité dans l’espace public, les comédiens épris de triomphe se prennent à singer cruellement et de façon méprisante les propos de Yannick – sous l’hilarité générale du public qui pis est ! Sous le coup d’un mépris violent, revenu sur scène avec une arme, celui-ci en vient à passer à l’acte et prend en otage toute la salle. Il s’agit ni plus ni moins pour Yannick que de réécrire la pièce dans son ensemble afin que celle-ci puisse retranscrire plus fidèlement son expérience de vie.
Ce moment marque un réel basculement, tant dans le rapport de forces, puisque Yannick prend le dessus sur l’art grâce à son arme, mais également dans l’équilibre des relations sociales au sein de la salle. Il est à noter en effet que par sa gouaille, son humour incongru et ses manières maladroites, Yannick gagne progressivement l’affection de la salle, qui, prise en otage, bascule en sa faveur. L’idée d’y voir un « syndrome de Stockholm » (soit un retournement des sentiments de terreur à l’égard du ravisseur en affection) serait tentante, quoi qu’un peu facile.
Car ce qui se met en place à mon avis, c’est plutôt une réécriture d’ensemble des règles de la scène théâtrale, et, plus largement, des règles du jeu de l’institution elle-même afin de décider ce qui a le droit ou non d’être représenté et considéré comme un art légitime. Le passage à l’arme devient ici un recours visant à prendre le pouvoir pour effectuer un saut brutal sur la scène et entamer un passage à l’art. Autrement dit, il s’agit au sens propre d’une révolution (symbolique) figurée ici en miniature par le personnage de Yannick. Soit, comme l’écrivait Bourdieu à propos de l’œuvre du peintre impressionniste Manet, une tentative visant à transformer les structures à travers lesquelles nous percevons une œuvre d’art, sa légitimité et par extension l’ensemble des règles sociales qui lui correspondent.
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Cette « prise d’otage » du public fait par ailleurs écho à la virulence avec laquelle les œuvres de Manet, et plus globalement des impressionnistes, furent reçus par une partie du public et de la critique. Rappelons à ce titre, ironie de l’histoire, que le terme « impressionniste », lancé par un critique, visait d’abord à railler et disqualifier cette nouvelle forme de peinture qui se trouvait pour la première fois exposée !
De ce fait, ce second temps de la prise d’otage à laquelle on assiste dans Yannick illustre un moment de cris marqué par l’incertitude. Ces situations, comme l’a montrée la psychosociologie, se définissent par : « une rupture des dynamiques et équilibres antérieurs et à une incapacité présente à réguler ou à stabiliser le jeu des relations pour assurer une suffisante stabilité. » C’est d’ailleurs tout la dynamique qui préoccupe une grande partie du film, Yannick s’efforçant d’attirer la sympathie des spectateurs en cherchant à les convaincre du bien-fondé de son action – certes l’arme au poing, comme lui fera remarquer un spectateur.
De l’art à l’arme, et inversement
De fait, après un moment de latence et plusieurs revirements, Yannick finit par imposer sa pièce aux comédiens. En dépit des maladresses d’expression littéraire de Yannick, ou peut-être grâce à celles-ci, le public y trouve de l’humour, et même un certain réconfort. Les rires fusent. Il faut dire que la pièce écrite par Yannick relate l’histoire d’un homme dont on croyait qu’il était dans le coma mais qui souffre en réalité d’un « mal d’amour ». Rien que ça ! La blague de Dupieux est bien entendu énorme, mais c’est là toute l’ambiguïté et l’intelligence de son cinéma qui point derrière ses facéties et son humour noir.
On assiste alors à l’afflux incroyable d’émotions qui soulèvent Yannick ; les larmes aux yeux, ce dernier assiste au triomphe de sa propre pièce inspirée de son mal-être et sa souffrance. Une réussite et un apaisement ? Mais voilà, les forces de l’ordre se sont rendues sur place et le film se clôt sur leur entrée imminente dans la scène du théâtre. La question reste donc entièrement en suspens : quel ordre sera rétabli, celui de Yannick ou celui des comédiens ? A moins qu’autre chose ne se prépare ? Je crois que c’est ici que le côté « méta » de la mise en scène de Dupieux atteint sa pleine portée symbolique.
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Je trouve que le film prend ici une tonalité presque shakespearienne. La comparaison paraîtra moins improbable si l’on songe combien la métaphore du théâtre dans le théâtre, ou encore la guerre comme phénomène qui atteste de la fragilité de la vie sociale et politique sont des thèmes omniprésents chez Shakespeare. Plus fondamentalement, l’universitaire britannique Richard Marienstras spécialiste de Shakespeare écrivait que pour ce dernier « la violence appartient à l’ordre même des choses. » Or, c’est bien ce qui est visible dans le film : la crise violente vient rappeler à quel point les règles, qui paraissaient immuables, sont en fait précaires et réversibles.
Si le normal n’a plus rien de normal, si l’évidence n’a plus cours, alors cela nous conduit à nous interroger autrement sur notre environnement, à en décoder les impensés et les refoulés. La folie « normale » du monde éclate au grand jour, ainsi que le mépris violent qui a lieu au quotidien sans y prendre garde. Plus que son humour bizarre ou ses histoires fantasques, je crois que c’est là une raison importante qui explique le malaise suscité par les films de Dupieux au visionnage.
Car derrière ses faux-airs de film désinvolte, Yannick cache une véritable fable cruelle et un remarquable tour de force dont la portée morale tient à ce qu’elle place le spectateur – par la force même du cinéma – dans une situation ambiguë où toute forme de jugement tranché semble impossible et le pousse à interroger ses propres présupposés et jugements. Autrement dit, Dupieux place le spectateur face à un choix éthique difficile qui n’admet aucune réponse évidente. Enfin, il me semble que la grâce d’un film comme Yannick tient à ce mélange de fantaisie, d’humour et de générosité, tirant le meilleur parti d’un cinéma « populaire » (n’oublions pas Yannick était venu assister à un vaudeville, une pièce censée le divertir !) pour émouvoir son public tout en le portant à réfléchir.
Gabriel Lomellini does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organization that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.
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Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.